Tu te réveilles, sueur perlant sur ton front. Cette nuit n'a pas été des plus reposante. Fixant ton plafond, t'essaies d'effacer toute trace des images qui ont hantés tes rêves, ce soir. Tu les revois malgré toi, alors que tout ce que tu veux, c'est de les oublier. Tu te souviens avoir été une pom-pom girl, cette nuit. Rien de bien nouveau, jusque là; trémousser des pompons en épelant des lettres, c'est bien ce que tu fais chaque jour, après tout. Sauf que le rêve continue. Des espèces de lépreux attaque ton école, durant un bal de promo ou un truc du genre, t'es plus trop certaine. Ce que tu sais, c'est que, toi, tu les as combattus. Tu as vu des gens perdre la vie, malgré tout les efforts que tu as fournis. Tu en as tuer une bonne dizaine, peut-être. Tu as perdu le compte. Sauf que l'un d'entre eux était bien plus fort. L'un d'entre eux avait tué quelqu'un qui t'étais cher. Là, maintenant, tu crois que ce devait être ton père, quelqu'un dans le genre. Enfin, tu te convaincs, parce que ton père, il est pas british. Il parle à peine la langue comme il faut. Tout ce dont tu te rappèles ensuite, c'est d'avoir combattu cet homme, lui aussi lépreux. Tu as vaincu cet homme. Au prix du gymnase que tu as foutu en feu. Tu te souviens encore de la chaleur des flammes, tu le sens encore sur ta peau. Tu en sens presque l'odeur du poil et de la chair brûlée.  

Puis tu t'es réveillé. C'est fini, que tu te dis. Tu sais pourtant que, ce rêve, c'est seulement le dernier d'une suite innombrable de rêves du même genre qui te suivent depuis plus de deux ans, maintenant. Ce sont des rêves étranges, certes. Mais, toi, t'es normale. T'es pas folle. Tu le sais. Pour te le prouver, tu refoules le tout et te prépares à te rendre chez Aiden pour qu'il vous conduise à l'école. Et tu te promets qu'aujourd'hui, tu restes loin du gymnase.


La dernière cloche sonne et tu ne peux pas en être plus soulagée. Trouver des excuses pour que Sabrina te foute la paix, c'était trop pour toi. L'entrainement, ça peut attendre. Tu préfères de loin retourner chez toi. Tu prévois déjà la marche, écouteurs sur la tête, musique pour tout oublier ce qui t'entoure. T'aurais préféré être avec Aiden mais, il a ses propres trucs de prévus alors autant joindre l'utile au désagréable et en profiter pour tout laisser derrière toi.

Sauf que rien n'est aussi simple. Tu franchis la grille de fer entourant l'école et on t'interpelle avant que tu ne puisses enfiler tes écouteurs. Ta langue se claque contre ton palet, tu soupires avant de, finalement, te retourner. Tu affiches un sourire pour la forme parce que, en vu de qui se trouve devant toi, tu te dis que c'est un prof. Un directeur. Quelque chose qui semble avoir un certain pouvoir bureaucratique à l'école. Et t'as pas envie de te tartiner une heure de colle. Ton père, ça le ferait chier. Et toi, encore plus.

"Euh, oui ? Quoi ?" Tu réalises que c'est peut-être pas la meilleure façon de répliquer à quelqu'un qui pourrait te faire problème à l'école. Tu te racles maladroitement la gorge et tu essais de nouveau, comme si tu n'avais encore rien dit. "Est-ce que je peux vous aider ?" C'est la chose la plus polie à laquelle tu peux penser. Tu te dis que, de toute façon, ton sourire d'ange te sauveras les miches, en cas de problèmes. Ça a fait ses preuves, après tout.

Il avait redouté ce moment depuis son arrivée à Crestwood. La première rencontre avec sa nouvelle protégée. Sa première protégée. Tout aurait été plus simple si celle-ci avait été un minimum au courant de sa condition de Tueuse. Mais il semblait qu’elle ne savait absolument rien, ce qui ne lui facilitait pas la tâche. Il espérait qu’elle avait tout de même gagné quelques doutes. Elle avait dû voir une force surhumaine s’installer, probablement des cauchemars également. Il avait du mal à comprendre qu’elle soit restée si longtemps sans Observateur. Elle avait bien de la chance d’être encore en vie.

La difficulté allait être de l’aborder, de trouver les bons mots pour lui faire prendre conscience de la situation, mais sans l’effrayer. Il ne savait pas grand chose au final à son sujet, si ce n’est qu’elle s’appelait Skye Walker (non, il n’avait toujours pas saisi la référence) et qu’elle était une lycéenne de seize ans. Il savait également qu’elle vivait chez son père et avait eu accès à son adresse. Elle avait beaucoup voyagé avec sa famille et elle était pom pom girl - activité qui n’avait pas le moindre sens pour lui -. C’était à peu près tout. Pour cette première rencontre, le lycée lui avait paru être la meilleure option. Elle serait dans un endroit connu, mais duquel ils pourraient facilement s’isoler pour parler. Il valait mieux de plus éviter de se trouver face à un parent.

Maintenant qu’il était devant la grille de l’école, il n’était plus si sûr de son stratagème. Installé à attendre de cette façon, il risquait de passer pour un prédateur. Pour le moment personne ne l’avait encore regardé bizarrement, sans doute car il pourrait facilement passer pour un parent ou un professeur, mais il n’allait pas tarder à attirer l’attention. Certains élèves sortaient petit à petit, mais pas de Skye. Peut-être finissait-elle plus tard ?

C’est alors qu’il se rendit compte qu’une femme - sans doute une mère de famille - l’observait fixement. Sentant que la situation pouvait devenir inconfortable, il s’éloigna de l’entrée principale et prit le parti de faire le tour de la grille. Il était agacé contre lui-même: il aurait dû bien mieux se préparer, savoir où et quand exactement la trouver pour l’aborder. Mais c’est alors qu’il aperçut une longue silhouette aux cheveux blonds escalader la grille. Il ne l’avait vue qu’en photo, mais il la reconnut immédiatement. Il n’avait pas le temps de réfléchir, il fallait faire quelque chose. Alors il marcha d’un pas plus rapide pour réduire la distance entre eux en l’interpellant. « Miss Walker ! »

Elle se retourna, semblant surprise. Il avait préparé un petit discours à l’avance, mais à ce moment précis il ne se souvenait plus de rien. Il se trouva frappé par ses traits. Elle était si jeune. Si innocente encore. Il prit conscience qu’il était réellement sur le point de bouleverser sa vie. Malheureusement, il n’avait pas le choix.

Elle était étrangement polie pour une jeune fille interpellée par un inconnu. « Je… je m’appelle Archibald Barnes. Il faut que je vous parle de votre avenir. » C’était pathétique, mais c’était tout ce qui lui était venu. L’avenir, ça devait bien accrocher une adolescente ? Il ne savait pas trop ce qui pouvait vraiment les intéresser, à part les boys bands peut-être, mais ça non plus il n’y connaissait rien. Il ne se rendit pas compte qu’il devait avoir un air particulièrement grave. « Auriez-vous quelques minutes à m’accorder ? C’est de la plus haute importance. » C’était sans doute un peu dramatique, mais il fallait bien ça pour qu’elle prenne la chose au sérieux. C’était une question de vie ou de mort après tout.

Archibald Barnes. Le nom ne te dit rien. Absolument rien. Il ne doit pas faire partie de la direction de l'école, sinon tu aurais au moins entendu son nom. Et le look secrétaire, tu décides qu'il ne l'a pas du tout. Non, lui, il semble plutôt appartenir au musée ou à la bibliothèque, un endroit vieux et poussiéreux. Dans les deux cas, tu ne les a jamais visité - enfin, tu t'es rendu à la bibliothèque de l'école mais tu n'as pas fait attention au personnel, comme Aiden était occupé à te distraire en mentionnent ton dernier crush. Tu crois te souvenir qu'il s'agissait de Zoé, la plus grande erreur de ta vie. Enfin, ça et la robe que tu avais mit à ton dernier bal, avant de quitter ton dernier lycée pour Crestwood.

Tu dévisages l'homme sans réellement comprendre ce qu'il te veut. Tu ignores si c'est son accent british - qui te rappèle bien trop le rêve que tu tentes d'oublier - ou si c'est le fait qu'un homme dans la fin quarantaine se décide à interpeller une adolescente de seize ans. Parce que, évidemment, c'est après lui avoir répondu que tu réalises que, peut-être, tu aurais dû l'ignorer, continuer ton chemin, appeler ton meilleur ami sur ton portable, le suppliant de venir te secourir - potentiellement lui demander de rouler sur l'homme étrange avec sa voiture. Sauf que tu restes là, sourcils froncés à te demander pourquoi il te cherche. Parce que, la mention de ton avenir, c'est étrange. Ca fait diseuse de bonnes aventures ou documentaire sur le dernier kidnapping du coin. Surtout que, là, tu remarques bien que t'es seule, que les autres étudiants ils sont un peu trop loin de toi et que ça arrive vite, un enlèvement. Tu soupires, parce que tu comprends riens. Parce que t'es agacée. Parce que t'es agacée de rien comprendre, surtout.

"Mon avenir ? Quel avenir ?" Non, parce que, au fond, tu le sais pas si tu as un avenir. Tu sais pas ce que tu veux en faire, du moins. Tu n'as que seize ans. On te bombarde déjà de plans d'études que tu devras suivre jusqu'à ce que tu trouves un emploi dans lequel tu seras enchaînée jusqu'à la fin de tes jours. Et tu sais pas si c'est ce que tu veux. Peut-être que tu veux voyager en Europe, après le lycée. Tu sais pas ce qu'il y a en Europe, mais là, maintenant, c'est ce que tu veux faire. Enfin, ça et te sortir de cette conversation que tu sens pas du tout.

Autant que tu voudrais l'ignorer, que tu voudrais le refouler, cet homme, il t'intrigue. Si ton cerveau te dit de partir, de t'enfuir, ton corps, lui, il te dit de lui faire confiance. Il a pas l'air bien méchant - et ton père te répliquerais bien que les malades dangereux n'ont pas tous l'air de sortir directement de prison ou d'un film de M. Night Shyamalan - tu le vois par son air solonnelle. Y'a un truc qui tourne pas rond et tu commences à t'inquiéter. S'il ne fait pas partie de la faculté et que tu ne le connais pas d'ailleurs, c'est peut-être autre chose. Autre chose du genre accident de travail ? Est-ce que ça concerne ton père ? Directement, ton attention est rivé sur lui et tu passes de méfiante à inquiète.

"Qu'est-ce qui se passe ? Est-ce que c'est mon père ? Il va bien ?" Tu entends la panique dans ta voix et ça t'énerve. Ton père, c'est un militaire. Il t'as couvé, certes, mais il t'as aussi appris à vivre à la dure. Tu obtiens une certaines fierté, quand tu maintien le contrôle. Sauf que, c'est lui qui te confère ce contrôle. De perdre ton père, ce serait comme d'arracher les freins à un véhicule dévalant une colline à toute vitesse. Tu pries, pour qu'il ailles bien. Prie à quoi, tu ne sais pas mais y'a bien l'un des êtres auquel ont prit qui va t'entendre, non ?

La méfiance ne fut, bien sûr, pas très longue à venir. Il s’y était préparé, mais il n’en était pas moins déstabilisé pour autant, car à présent il allait falloir attiser son intérêt tout en lui faisant comprendre qu’il ne lui voulait pas le moindre mal. Et pour cela, malgré le risque assez important qu’elle s’enfuie, il ne chercha pas à s’approcher davantage d’elle, maintenant une certaine distance entre eux dans l’espoir qu’elle ne se sente pas trop oppressée.

L’avenir n’était visiblement pas un sujet qui lui parlait - à quoi donc s’intéressait les jeunes de nos jours ? -. Mais voilà qu’elle s’inquiétait au sujet de son père. Sur ce point, du moins, il pouvait la rassurer. « Votre père va parfaitement bien. » En vérité il n’en avait pas la moindre idée, mais il pouvait supposer qu’il était sans doute dans le même état que la dernière fois qu’elle l’avait vu. « C’est vous que ça concerne. Rassurez vous, je ne vous veux aucun mal, seulement que nous parlions quelques minutes. » Il lui présenta ses paumes de main en un geste qui se voulait apaisant. Il se sentait sous tension. Si elle paniquait, si elle fuyait il aurait beaucoup de mal à la retrouver et à l’approcher de nouveau. Sans compter qu’elle pourrait très bien prévenir son père, ou la police. Il souhaitait qu’elle soit méfiante en temps normal, pour sa sécurité, mais dans ce cas précis, ça ne l’arrangeait pas vraiment.

Il fallait qu’il éveille son intérêt, avant qu’elle ne retrouve la raison et file. « Avez-vous fait des rêves récemment, des cauchemars étranges et effrayants mais qui vous semblent incroyablement réels ? Vous êtes vous demandée pourquoi vous vous êtes retrouvée un jour plus forte, plus rapide que n’importe qui d’autre sans le moindre entrainement ? » Il se tut et observa sa réaction, la laissant digérer ces informations, avant de reprendre. « Il y a une raison à tout cela. Vous n’êtes pas quelqu’un d’ordinaire. Vous êtes élue, et vous avez une mission. »

Soit elle allait lui poser des questions, soit elle refuserait de le croire et prendrait sans doute la poudre d’escampette. A choisir, il préférait la première option, car même s’il y avait des chances pour que l’idée fasse son chemin dans sa tête, chaque jour passé sans entrainement, sans conscience de ce qu’elle était, était un jour de plus où elle risquait d’être tuée. Peut-être aurait-il dû commencer par là. La peur de mourir pouvait être particulièrement puissante. Mais maintenant qu’il la voyait, face à lui, une enfant, il n’avait pas le coeur à lui faire une chose pareille. Elle comprendrait bien assez tôt. Il s’était pourtant juré qu’il ne se laisserait pas attendrir.

« Miss Walker, je vous propose un marché: laissez-moi tout vous expliquer. Nous pouvons rester ici ou aller dans l’endroit de votre choix, en public si vous le désirez. Et si à la fin de votre entrevue, vous décidez que tout ça ne vous intéresse pas, je ne chercherai plus jamais à vous contacter. » Il jouait particulièrement gros et il en avait conscience. Car même si elle le croyait, rien ne pouvait garantir qu’elle accepterait sa mission. Beaucoup voulaient jouer les héros, peu étaient capables de subir l’existence d’un héros. D’une héroïne en l’occurence. Si jamais cette jeune fille lui imposait de tenir sa promesse et de disparaitre, il n’avait aucune idée de ce qu’il pourrait faire pour rattraper les choses. Enfin, il y penserait si cela arrivait. Une chose à la fois. « Qu’en dites-vous ? »

Le soulagement t'arrive enfin et tu pousses un soupire inconscient. On ne vient pas te dire que ton père est à l'hôpital, que quelque chose lui est arrivé sur le terrain. En fait, tu ne sais pas ce qui aurait pu lui arrivé au travail - tu réalises d'ailleurs que tu ne connais rien de son travail - mais s'aurait pu être une raison aussi idiote qu'un accident de voiture, un doigt coupé en faisant la cuisine ou un commotion en jouant au baseball entre potes. Il n'en est rien et c'est tant mieux. Enfin, tant mieux pour cette partie de la conversation. T'as beau être soulagé, l'homme, il est là pour quelque chose. Pour te voir, te parler et tu peux pas t'empêcher de froncer les sourcils parce que tu n'arrives pas à comprendre ce qu'il te veut, à la fin.

Sauf qu'il pique ta curiosité. Il te parle de chose à dont tu n'as jamais parlé, même pas à Aiden. Tes rêves, ce que tu essaie de réprimer depuis ce matin, tu en fais depuis longtemps. Tu n'en a jamais fait de cas. Tu t'es toujours dit que tu faisais des cauchemars, un peu plus que la moyenne mais rien pour t'inquiéter - tu as toujours apprécié les films d'horreur, après tout. Sauf qu'ils ne semblent pas toujours effrayant. Parfois, ils sont inspirants. Parfois, tu rêves que tu sauves un village, ton village, au prix de vie, te laissant brûler vive en protégeant des enfants. Il t'es arrivé d'être une simple barmaid au temps du moyen-âge, fracassant le crâne d'êtres étranges qui tentaient de faire du mal à tes clients. D'autres fois, c'est plus effrayant. Tu te fais tuer en chine par un homme plus fort que toi durant la rébellion. Tu revois parfois cet homme à New York, dans un métro, alors qu'il te brise le coup.

"Je vois pas de quoi vous parler. Je rêves seulement de me sortir de cette conversation." Tu mens. Et tu mens mal, en plus. Ton visage te trahis. En même temps on peut pas t'en vouloir. C'est glauque d'avoir notre subconscient mis à nu comme ça. Tu essaies de nier tes moments de forces incroyables qui te sont apparu, comme la fille que tu as bousculé au centre commercial, la semaine dernière. L'homme semble bien comprendre que tu mens parce qu'il continue. Le mot "élue" fait résonner quelque chose en toi. Tu es décontenancée mais tu décides à ignorer ta propre réaction. Pour seule réponse, tu te met à marcher dans la direction opposée, bien décidée à l'ignorer.

Tu dois avouer, il est acharné. Tu roules des yeux. Tu soupires. Tu te retournes vers lui, un rire dégoulinant de mépris s'extirpant de ta gorge. "Vous êtes vraiment persistant. Le genre de cas qui finit bien mal en prison." Tu te rapproches de lui. Tu sais que ce qu'il dit, c'est pas fou. Enfin, si c'est bizarre. Vraiment bizarre. Mais ce qui est plus étrange, c'est qu'il soit au courant de chose que tu ne connais pas. Tu te sens interpellé par lui, comme si tu l'attendais depuis longtemps mais tu ne veux pas te l'admettre, ni lui admettre à lui. Tu le toises de haut en bas, tu croises les bras et tu prends une respiration. "Y'a un espresso pump, tout près. Je vous accorde vingt minutes, pas plus." Tu te mets à marcher dans la direction du café sans regarder si l'homme te suit mais tu attires quand même son attention. "Si vous êtes un genre de tueur en série qui s'attaque aux adolescentes, je vous préviens. Mon père est un militaire. Il m'a appris quelques trucs que j'hésiterai pas à utiliser sur votre beau petit cul british." Tu sonnes plus confiantes que tu ne l'es. C'est presque hors personnage mais tu n'es pas d'humeur. Tu as peur. Peur de lui ? Non. Peur de ce qu'il va te dire. Peur de ce que tu es.

Un silence s’installa, durant lequel la tension était à son maximum pour Archibald. Avait-il réussi à capter son attention ? Et si oui, qu’allait-elle faire à présent ? S’enfuir en courant, loin très loin de cet étrange individu ? Ou lui poser des question, s’intéresser peut-être à ce qu’il pouvait avoir à lui raconter ? L’attente était absolument épouvantable, mais au moins elle n’était pas déjà en train de prendre son téléphone pour appeler la police, ce qui en soi était plutôt rassurant. Quand enfin elle ouvrit de nouveau la bouche, ce fut pour prononcer des mots qu’il avait redoutés. Elle niait tout en bloc. Il savait combien le déni pourrait être puissant et il allait devoir s’armer pour le combattre. En tout cas, il était à peu près sûr qu’elle le croyait, parce qu’elle était en train de mentir. Et extrêmement mal. Voilà une autre chose sur laquelle ils devraient travailler dans l’avenir.

Elle levait les yeux au ciel, soupirait, se moquait de lui. Il se rappela alors son âge. Seize ans. Pour elle il devait avoir tout d’un vieux croulant. Son adolescence remontait à trop loin pour qu’il se souvienne de ses propres comportements, mais il devait certainement être tout aussi condescendant. Il aurait bien remis à sa place cette petite morveuse, mais quelque chose lui soufflait que ça n’aurait pas joué en sa faveur. Elle se rapprochait pourtant, et il sentait qu’elle était intriguée. Tant mieux.

Il aurait pu soupirer de soulagement, mais se retint. Vingt minutes, c’était bien peu pour lui expliquer la teneur de son destin, mais plus qu’il n’avait espéré. « Très bien, je vous suis. » Et il joignit le geste aux paroles, commençant à marcher à ses côtés, se demandant vraiment où elle l’emmenait. Le nom ne lui disait rien qui vaille et il se demandait ce qu’on allait encore lui faire avaler dans ce fichu pays. Mais le sacrifice en valait la peine, il l’espérait du moins.

Il ne put s’empêcher de sourire, amusé par sa remarque. Si jamais c’était vrai, c’était plutôt rassurant. « Ne vous inquiétez pas Miss Walker, je vous promets de ne pas vous donner de raison de vous servir de vos trucs, comme vous les appelez. » Il n’insista pas cependant, sentant qu’elle était nerveuse et se contenta de marcher à ses côtés, essayant de trouver un moyen de briser la glace. « C’est un café là où vous m’emmenez, le Espresso Pomme ? » Il n’était plus certain de se souvenir du nom.

Enfin ils arrivèrent dans ce genre d’endroit qui pour lui représentait toute la déchéance de l’Amérique, mais soit. L’endroit était peuplé principalement d’adolescents, au point qu’il sortait du lot avec ses airs de professeur un peu poussiéreux. Il choisit une table qu’il espérait à peu près calme et la laissa gérer les commandes. Maintenant que le moment était venu, il se sentait d’autant plus nerveux qu’il avait du mal à savoir comment commencer. Comment lui annoncer, lui faire comprendre la teneur de son destin ? Il valait mieux se lancer dans tous les cas, les vingt minutes allaient filer à toute allure. Il plaça ses mains devant lui sur la table, essayant de se montrer le plus posé possible. « Ce que je vais vous raconter vous semblera peut-être incongru, mais je vous demanderai de m’écouter jusqu’au bout. » Il laissa passer quelques secondes de silence avant de reprendre. « Il y a en ce monde des forces qui vont au-delà de l’humanité, des puissances surnaturelles qui agissent dans l’ombre. Certaines vivent en symbiose avec ce monde, mais d’autres au contraire cherchent à le détruire. Tout ce que vous aimez, tout ce que vous connaissez. » Il fit une pause afin de la laisser digérer ce qu’il venait de dire. Avant d’aborder la partie qui la concernait, elle.

En le regardant bien, tu te rends bien compte qu'il n'a pas l'air si méchant. Même s'il passe un peu ton mètre soixante-dix-huit, tu sais que tu pourrais lui faire mordre la poussière. Enfin, t'es pas une pro du combat, tu sais te défendre parce que ton père a exigé que tu prennes des cours d'auto-défense avec lui, mais t'as toujours été douée. T'es forte et t'es rapide et ce n'est certainement pas à cause d'un truc du genre tu as été choisie. Ca, c'est pour les films et Harry Potter. Toi, t'es juste Skye. Une lycéenne bien banale qui ne veut rien d'autre que s'empiffrer devant un mauvais film des années quatre-vingt, ce soir. Parce que, peut importe ce que le scone va te dire, ce sera rien qui changera ta vie, après tout. Même s'il en sait un peu trop, sur tes rêves et que tu n'arrives pas à comprendre, que tu veux comprendre ce qui t'arrive. Sauf que ça, tu lui dis pas. Non, tu restes silencieuses en le guidant vers votre nouvelle destination. Même quand il se trompe en mentionnant le nom du café, tu dis rien. T'es polie, non ?

En arrivant au café, tu te dis que votre duo doit ressembler à un père et sa fille qui viennent prendre du bon temps ensemble. Quoique, c'est quelque chose que tu n'as pas fait avec ton propre père depuis longtemps. Est-ce que les ados font vraiment ça avec leurs parents ou c'est le genre de truc qu'on voit dans les films avec une leçon un peu bateau sur le pouvoir de l'amour et l'amitié ?

Enfin, tu passes commandes à la caissière. Un frappuccino vanille française pour toi - parce que tu avais besoin de sucre pour tenir un telle conversation - et une sélection du meilleur thé pour monsieur balais-dans-le-cul. D'accord. Jugement un peu dure, surtout que tu ne le connais absolument pas. Mais tu préfères te garder une distance complète. On sait jamais. Le dernier type que t'as rencontré dans un café, Jae Ha, il était sympa mais tu doutes un peu de ta chance. En fait, tu crois avoir la poisse. Sur trois rencontre, t'as eu un prof sympa, une rockstar qui regardait Anastasia, ta nouvelle copine apparement, se faire tabasser et là tu rencontrais un type qui te parlais de tes rêves. Si tu te fiais aux statistiques, il était surement un vieux pervers ou un type assez dérangé pour vouloir prendre le thé avec ton cadavre.

Prenant place devant lui, apportant vos commandes à la table, tu gardes une certaine distance entre vous. Tu plantes tes yeux dans les siens en te gavant doucement de ton diabète liquide. Il se met à parler - ses vingts minutes commencent maintenant. Tu l'écoutes attentivement. Non, sérieux, t'es hyper sympa au fond. Tu fais aucune remarques sur son choix de vocabulaire trop propret. Trop vieux anglais. Sauf que ce qu'il dit, quand t'écoutes vraiment, c'est glauque. Tes sourcils se froncent et t'arrêtes de siroter ton breuvage. Le surnaturel, les créatures, l'ombre, la lumière. Tu ne sais pas où il veut en venir.

"Vous avez déjà pensez à écrire des livres de fictions pour jeunes adultes ? Je crois que ça vendrait." Tu penches ta tête sur le côté, essayant d'analyser s'il croit vraiment ce qu'il dit. Avec horreur, et un peu de ton frappucino sur la gueule, tu réalises que oui. Oui, il y croit entièrement. Tu avales lourdement. Tu inspires. Tu expires. Et tu te décides à ajouter quelque chose. "Et c'est quoi le rapport avec moi ? Pourquoi pas en parler à, je sais pas, un psychiatre ou une autre pom-pom girl. Tiens, je suis sur que ça intéresserait Tiffanny." Et si elle était occupé à se faire embarquer dans des histoires avec Archibald, elle te ferait pas la vie dure durant les entrainements.

Il jetait des coups d’oeil quelques peu écoeurés sur la boisson de la jeune fille. A en juger par la couleur, le breuvage devait être un véritable concentré de sucre. Si aucun vampire ni démon ne la tuait ceci s’en chargerait probablement. Il n’osait imaginer le goût, qui ne devait rien avoir de naturel. Elle avait eu le bon ton de lui commander du thé. Il aurait pu être vexé d’un pareil cliché, mais au fond, elle avait visé juste. Bon, le thé était plutôt insipide, mais dans un endroit pareil il n’en espérait pas davantage. Au moins la couleur était plus attirante que ce rose bonbon qui lui donnait presque la nausée.

Mais ce n’était pas pour la qualité des boissons qu’il se trouvait là. C’était pour lui parler à elle. Lui raconter ce qu’elle était, sa destinée. La convaincre l’espérait-il. La sauver. Au moins elle l’écoutait sans chercher à l’interrompre. Il était difficile de comprendre ce qu’elle ressentait, à quoi elle pensait. Lorsque le verdict tomba, celui-ci ne fut pas inattendu mais plutôt décourageant. Evidemment qu’elle ne le croyait pas si facilement, ça aurait été beaucoup trop simple, mais il avait néanmoins espéré que parler de ses rêves et ses capacités surhumaines sèmerait le doute dans son esprit et qu’elle serait plus ouverte sur le sujet. Or, il semblait que non. « Je comprends que ça vous semble incongru, mais c’est pourtant la vérité, que vous le vouliez ou non. »

Il soupira et but une gorgée de son thé. Il allait devoir entrer dans le vif du sujet cette fois-ci. Il la regarda en silence durant quelques instants avant de reprendre. « Il existe élues, des jeunes femmes appelées à travers le monde pour le défendre contre les forces du mal. Elles sont, en apparence du moins, tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Exception faite de quelques capacités: une force supérieure à celle d’un humain ordinaire, une rapidité accrue, des sens aiguisés. Elles font également des rêves qui peuvent refléter le passé, le présent ou l’avenir. On les appelle les Tueuses. »

Il avait omis de développer toute l’histoire. Que durant longtemps il n’y avait eu qu’une seule et unique Tueuse, avant que les règles soient changées à jamais. Elle aurait le temps d’apprendre sa propre histoire plus tard. Il marqua une pause et baissa les yeux pour touiller son thé. Puis il la regarda de nouveau. « Vous êtes l’une d’elles Miss Walker. » Sans lui laisser le temps de répondre, il s’approcha d’elle, autant que le lui permettait la table qui les séparait. « Vous le sentez au fond, n’est-ce pas ? Que vous n’êtes pas comme les autres… Que des choses bizarres se passent autour de vous, comme ces rêves que vous ne pouvez expliquer… »

C’était un coup de bluff, mais il espérait faire mouche. Il se recula sur son siège et se fit plus calme. « Le temps presse, Miss Walker et chaque jour où vous n’embrassez pas votre destin est un jour où vous êtes en danger. L’ignorance de ce que vous êtes vous rend vulnérable, vous mais aussi ceux que vous aimez. » Il savait que ces paroles allaient peut-être l’inquiéter, voire être douloureuses à entendre et il s’en voulut sur le coup de se montrer si dur envers cette enfant. Mais il se ressaisit rapidement. Elle était sa protégée et sa survie passait avant les bons sentiments.

Il comprend, qu'il dit. C'est la vérité, qu'il renchérit. Tu te permets un petit rire parce que, ouais, c'est pas parce que quelqu'un dit que le ciel est rose comme ton breuvage à l'allure chimique que c'est vrai. Sauf que tu l'écoutes quand même. Tu sais pas pourquoi. Normalement, un malade te ferait part des élucubrations, tu partirais directe en te retournant simplement pour voir si il te suit pas, si tu dois appeler la police, courir vers le café. Sauf que là, ta voix intérieur, elle te dit de rester. Tes muscles ne sont pas en alerte et tu ne sens pas le besoin de lui envoyer la table dans la gueule pour prendre la fuite. Sauf qu'à la place de te débattre, tu restes parce qu'il continue et que, sans savoir pourquoi, ce qu'il te dit semble...familier.

Des élues. Les forces du mal. Ca te dit quelque chose. Tu te souviens de rêves qui les mentionnent. Tu te souviens de ce gymnase en feu. La fille qui l'a causé, elle a eu droit à un discours similaire. Elle, celle d'avant aussi. Nicki, qu'elle s'appelait. Elles n'étaient pas les seules à avoir entendu des paroles similaires. Pas les mêmes, exactement, mais les paroles d'Archibald y font echo d'une manière très semblable. Tout comme la mention des capacités qu'elles possédaient. Force, rapidité, sens aiguisés. C'est familier, parce que tu l'as vus. Dans tes rêves, dans la vie de tout les jours. T'es certaine que tu pourrais lever la grande asperge d'Angleterre au-dessus de ta tête et le faire valser à travers la pièce, si tu voulais. Tu l'as jamais fait, mais tu crois que tu peux le faire, en y mettant l'effort.

Tu fronces des sourcils, incrédules. Enfin, tu ne veux pas y croire même si tu sais pertinemment  que, ses points, ils sont valides. Il te le confirme. Et il sait que tu sais. Il sait que tu le caches et, à ce point-ci, tu te demandes bien à qui tu le cache. Ton père ? Aiden ? Toi-même ? Tu ne sais pas. Tu ne sais plus. Ça fait si longtemps que c'est la normalité pour toi. Un peu plus anormal depuis deux ans mais l'adolescence, tout ça, c'est peut-être les hormones. Et les dernières paroles de l'homme te fond froid dans le dos. Une menace ou un avertissement ? Tu ne sais pas. Puis, tu cliques sur un point et tu sors de ta stupeur. Il parle de femmes, oui ?

"Vous êtes certain d'avoir la bonne fille ? je veux dire..." Tu prends une pause, tu avales lourdement. Tu ne caches à personne que, par le passé, tu avais un autre nom, d'autres pronoms qui sonnaient aussi faux dans ta bouche, qui n'allaient pas avec la perception que tu avais de ton corps, de ta personne. Tu soupires. "Est-ce que les Tueuses doivent être... biologiquement des femmes pour avoir ces pouvoirs ?" Tu relèves la tête, déni retournant sur ton visage, comme un masque qui te voile la vérité. "Ne pensez pas que je vous crois, je poses simplement la question parce que, peut-être que vous avez la mauvaise personne..." Ouais, tu en doutes toi-même mais autant mettre de la distance entre cette idée et ton cerveau. Tu veux pas être...un Tueuse. Tu veux être Skye. Juste Skye. Pitié, qu'il te laisse être Skye.